L’eau sous les miroirs

Le vertige est une espèce de lucidité formidable. Surtout celui qui, vous emportant à la fois vers le jour et vers la nuit, se compose deux tournoiements en sens inverse. — Victor Hugo, L’Homme qui rit
La lune descend dans le ciel comme un miroir en plein vol. — Li Po
J’ai traversé les mondes inversés d’Éva Garcia. Sa grande mer verticale sur matrice argentée. Ses Sommeils secs et ses insomnies de zinc. Son Système sombre où adulte et enfant semblent pris dans les mêmes draps de deuil. J’ai vu ses Quartz plus insistants qu’un membre fantôme. Ses fragments de Corps lourds, ses trombes d’aquatinte sur cuivre. J’ai parcouru les chutes immobiles qui ont ouvert le Temps du vertige. Dans cet espace saturé de spectres, j’ai marché avec elle. Sans savoir ni où ni quand nous avions basculé.

Soudain elle est apparue : une abstraction à l’éclat d’obsidienne, aussi attirante qu’un terrier, plus profonde que la rétine au fond de l’œil. Un grand miroir noir derrière lequel l’artiste griffa son premier monde inversé avec l’énergie d’un animal fouisseur. Joie féroce du couteau sur le dos vif-argent de la plaque de verre. Souvenir prégnant d’une vocation née à 24 ans et restée depuis gravée dans le miroir. L’ombilic dans le ventre de l’atelier.


De ce geste instinctif et sauvage, Éva
Garcia a gardé le goût de la gravure. Contre toute évidence, elle a retourné sa vision et sa vie comme une peau de lapin. Tel le lithographe qui efface d’anciens dessins entre deux pierres, elle a froté les miroirs et s’est laissée entraîner dans mille mises en abîme. D’atelier en atelier, elle a exploré le kaléidoscope infini des techniques, des formats, des papiers. Quite à tout faire à l’envers, à bifurquer et à se perdre, pour le plaisir extrême d’expérimenter et de retrouver cete joie-là, celle du premier sillon creusé de l’autre côté du miroir.

Comme la pierre contient de l’eau, l’artiste s’est rendue poreuse aux matières et aux médiums. Certaines de ses œuvres relèvent à la fois de la sculpture et de la peinture – je pense à ses calcaires taillés, semblables à des bois brûlés, à des fusains de peintre peut-être. Monochromes noirs posés à même le sol, debout dans l’atente des siècles. Plus loin, une imposante pierre d’encadrement rapportée de Dordogne sert de socle à deux petites estampes. Erreur. Chausse-trappe. Ce sont là deux dessins poncés, gratés, « adoucis » dit- elle, qui empruntent à la gravure pour mieux la dévoyer. 
Délicats lavis de gouache mais sur encre typographique réfractaire. Ailleurs, c’est le fond qui vient à la surface. Des papiers Japon contrecollés susr d’immenses monotypes au carborundum recouvrent en le voilant le grain intense des cristaux de charbon-silice. Partout, dans les cartons, entre les feuilles, reposent encore des « fantômes », tirages au bord de l’effacement où l’image s’épuise autant qu’elle survit.

Interpénétration de formes sans cesse remises en mouvement, puissance métamorphique d’images pariétales familières du fond des âges. De la Dordogne où elle a vu le jour à

l’Extrémadure où elle a vécu, Éva Garcia connaît l’intimité des grotes, la douceur des pigments, la poésie fertile des reliefs. Du désert rouge de la Tadrart, en Algérie, comme des carrières blanches des Latomies, en Sicile, elle a retenu l’épure tranchante des contrastes, le prodigieux surgissement des couleurs. L’eau qui sculpte et le sable qui polit. La note infime et le silence fossile. Mais il est un courant souterrain qu’elle n’avait jamais perçu, et pourtant toujours déjà là. Un nom intérieur, à peine secret, lové dans l’ombre fraîche de cinq voyelles et quatre consonnes : É V A G A R C I A. Neuf letres et un accent qu’il suffit de permuter, de faire tournoyer et danser pour voir apparaître en soi, jusqu’au vertige, l’éclat d’un mot inouï :
G R A V É. L’eau sous la pierre du nom. 


Natacha Nataf





Biographie (fr) / Biography (en)

Née en 1980, Éva Garcia vit et travaille à Paris depuis 2011.

La pratique d’Éva Garcia est axée principalement sur la gravure dont elle emploie le caractère expérimental. La gravure est un réservoir de possibilités. Elle procède de l’écriture, elle pénètre l’inversion, elle se modifie, elle est mystère. Ce qui l’intéresse, c’est l’image, qui dans son essence même,est multiple, évoluant de son inscription à son immanquable dispersion ; un parcours du plus visible vers le moins en moins visible. Il ne s’agit pas de variations en séries mais d’écritures répétées, transposées, multiples, opérant un transfert de langage.
Par ces jeux traversants, d’accumulation de strates, de filtres, de recouvrements et de découvrements, par ces interpénétrations de gestes, techniques et matières, par les formats qui imposent un investissement total, il n’est pas étonnant que l’artiste ouvre sa pratique à lapeinture et la sculpture, restant toujours au croisement de la gravure, dans un rapport de circularité.
Est-ce un rocher, un visage, un chemin, un corps, une maison, une tempête, est-ce léger, dur, tremblant, ou bien tout cela en même temps?
De rencontres en préfigurations, Éva Garcia découvre la gravure comme une évidence. Elle intègre en 2010 Paris Ateliers, sous l’œil attentif de Mireille Baltar. 
Continuant ses recherches, elle rejoint en 2014 l’atelier Bo Halbirk. 2019 marque un tournant dans sa carrière artistique avec son premier solo show à la galerie Schumm-Braustein à Paris. En 2020, son travail est récompensé par l’Académie des beaux-arts qui lui décerne le prix Frédéric et Jean de Vernon. Elle est représentée à Bruxelles par la galerie Spazio Nobile avec une exposition personnelle en Janvier prochain «Cette lumière peut-elle». Son travail est présent dans les collections d’estampes contemporaines de la Bibliothèque Nationale de France et de l’Académie des beaux-arts.




Born in 1980, Éva Garcia has lived and worked in Paris since 2011.

Éva Garcia’s practice focuses primarily on printmaking, whose experimental nature she employs.
Etching is a reservoir of possibilities. It proceeds from writing, it penetrates inversion, it modifies itself, it is mystery. What interests her is the image, which in its very essence is multiple, evolving from its inscription to its inevitable dispersion; a journey from the most visible to the least visible. It’s not a question of serial variations, but of repeated, transposed, multiple writings, effecting a transfer of language. It’s not surprising that the artist opens up her practice to painting and sculpture, always remaining at the crossroads of engraving, in a relationship of circularity.
Is it a rock, a face, a path, a body, a house, a storm, is it light, hard, trembling, or all at once?

From encounters to prefigurations, Éva Garcia discovers etching as a matter of course. In 2010, she joined Paris Ateliers, under the watchful eye of Mireille Baltar. Continuing her research, she joined the Bo Halbirk workshop in 2014. 2019 marks a turning point in her artistic career with her first solo show at Galerie Schumm-Braustein in Paris. In 2020, her work was recognized by the Académie des Beaux-Arts, which awarded her the Prix Frédéric et Jean de Vernon. She is represented in Brussels by the Spazio Nobile gallery, with a solo show in January entitled “Cette lumière peut-elle”. Her work can be found in the contemporary print collections of the Bibliothèque Nationale de France and the Académie des Beaux-Arts.




Individual Exhibitions

2025 — Latomies, Conscious Gallery, Paris
2025 — Taille douce, Galerie Spazio Nobile, Bruxelles
2022 —  Cette lumière peut-elle, Galerie Spazio Nobile, Bruxelles
2021 — Galerie l’Appart Dakar, Dakar
2019 —  Sommeils, Galerie Schumm-Braunstein, Paris
2018 — Système sombre, Atelier Legouvé, Paris

Group show (selection)

2025 — NOMAD, Saint-Moritz, Galerie Spazio Nobile, Bruxelles
2024 — PAD Londres, Galerie Spazio Nobile
2024 — PAD Paris, Galerie Spazio Nobile
2023 — Odysées urbaines, Fondation Fiminco, Romainville
2023 — PAD Paris, Galerie Spazio Nobile
2023 — NOMAD Saint-Moritz, Galerie Spazio Nobile
2023 — MAD, Fondation Fiminco, Romainville
2022 — PAD Paris, Galerie Spazio Nobile
2012 — Luxembourg Art Fair, Galerie Spazio Nobile
2018 — International Print Making, Luxembourg
2017 — Galerie Prodromus, Paris
2015 — Incipit, Galerie Vachet-Delmas, Sauve
2015 — Atelier Bo Halbirk, Paris
2015 — Débordements, Graver Maintenant, Reuil-Malmaison
2013 — Graver Maintenant, Reuil-Malmaison

Awards

2020 — Prix Frédéric et Jean Vernon, Académie des beaux-arts
2017 — Prix Ateliers Moret, Graver Maintenant

Public Collections

2021 — Bibliothèque de l’Institut de France, cabinet d’estampes contemporaines
2017 — Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie

Residencies-Mediation-Teaching

2024-2025 — Enseignante atelier gravure au Paris College of Art, Paris 
2022-2023 — Résidence Fondation Fiminco
2023           — Programmes de médiation dans le cadre de la Fondation Fiminco