1. Tadrat
Cette lumière peut-elle
tout un monde nous rendre ?
Est-ce plutôt la nouvelle
ombre, tremblante et tendre,
qui nous rattache à lui ?
Elle qui tant nous ressemble
et qui tourne et tremble
autour d’un étrange appui.
Ombres des feuilles frêles,
sur le chemin et le pré,
geste soudain familier
qui nous adopte et nous mêle
à la trop neuve clarté.
Rainer Maria Rilke, tiré du recueil « Vergers »
Sommeils
Galerie Spazio Nobile, Bruxelles
du ... au ... 2025
Dans un paysage jonché d’ombres et de lumières, d’obscurité et
de clarté, les formes et les volumes gravés et peints à la gouache
de l’artiste Éva Garcia épousent le papier. La fragilité qui émane
de son œuvre en mouvement révèle cette présence incertaine
et parfois étrange de notre corps et de sa connexion avec la
nature. Les «feuilles frêles» dont parle Rainer Maria Rilke
nous rattachent à ce territoire qui est le nôtre, à ce paysage que
l’homme construit dans un cheminement vers l’autre, « sur
le chemin et le pré » qui lui offrira un cadre et une meilleure
appréhension de la réalité. En attente entre deux mondes, il y
a le mouvement qui donne vie, l’ouverture et les traces si bien
représentées par les incursions de l’artiste faites dans le papier.
Les encres de gravure lui permettent de faire des retraits, et
la gouache, des appositions sur ses gravures. Le geste devient
l’élan vital d’une âme en quête de l’autre, le rocher muet ou la
forêt obscure sont quant à eux la personnification du temps et
de l’espace inscrite en nous. Quel est le pivot qui nous unit au
monde ? Telle la racine pivot de l’arbre en son centre. La force, le
calme et la tempête. La condensation et la dispersion. L’homme
adossé au rocher regarde vers le ciel immense. Bleu. La pratique
d’Éva Garcia est axée sur la gravure dont elle emploie l’ensemble
des techniques. La gravure est un réservoir de possibilités. Elle
procède de l’écriture, elle pénètre l’inversion, elle se modifie,
elle est mystère. Comment une matrice gravée peut-elle
emprunter des existences différentes et se renouveler sans
cesse ? Comment trouver le lieu de l’œuvre, sa vitalité créatrice,
son silence actif, terre du fini et de l’infini où tout peut arriver ?
Son art se lit comme une tentative de perpétuer l’apparition. Éva
Garcia interroge la notion de récit et de circularité. Son travail
est fait d’écritures répétées, transposées et multiples, opérant
un transfert de langage. Il n’est pas étonnant que l’artiste ouvre
sa pratique à la peinture et la sculpture. « Je viens de la gravure,
c’est elle qui m’a conduite vers la peinture qui m’a conduite vers la
sculpture, dans un va-et-vient continu. » Par ces jeux traversants,
d’accumulation de strates, de filtres, de recouvrements et de
découvrements, par ces interpénétrations de gestes, techniques
et matières, par les formats qui imposent un investissement total,
c’est tout une esthétique du trouble qui nous est livrée pour
aborder le passage d’un état à un autre, d’une réalité à une autre et
peut-être saisir ce qui n’apparaît qu’une fois avant de disparaître.
Gouache, réutilisation d’épreuves d’état, formes archétypales
presque totémiques hésitant entre la chute et la suspension, c’est
ici une variation sur le thème du corps, entre force et fragilité, sur
l’importance de ce pivot dont parle Rainer Maria Rilke, lui qui
nous permet d’accueillir le jour nouveau.